Le 4 octobre dernier, sur les terrasses de l’Opera Bar à Sydney, la troisième édition du « Rosé All Day » festival réunissait quelques milliers de jeunes australiens entre séances de dégustations et concerts en plein air. Quelques semaines plus tard, c’était le « Rosé Street Fest » à Watsons Bay, dédié au « fabulous pink drink ». Avec à chaque fois une population citadine, branchée, de plus en plus connaisseuse.

 

 

UN MARCHÉ DE CONNAISSEURS

« Avec 23 litres de vin consommés par an et par personne, les australiens peuvent être considérés comme une population mature sur le vin, avec une bonne connaissance des différents cépages », explique Camille Lhote, conseillère Vins et Spiritueux au bureau Business France de Sydney. Une caractéristique renforcée par le fait que l’Australie est elle-même un pays producteur, avec 70% de la demande locale fournie par la viticulture nationale. « L’essentiel est produit par des grands groupes[1] sur les régions viticoles de Margaret River, Barossa Valley, Yarra Valley ou encore Hunter Valley. Mais sur le rosé, la production locale reste pour l’instant limitée, le temps de faire la transition sur les cultures ». Une fenêtre de trois à quatre ans qui pourrait donc laisser aux exportateurs français la possibilité de creuser davantage ce marché…

 

+ 500% EN CINQ ANS

Car la France bénéficie en Australie d’une position déjà bien ancrée : avec 39% des importations de vins dans le pays, elle talonne la Nouvelle-Zélande établie en première place à 40%. « Sur le vin rosé, il est difficile d’avoir des statistiques claires car on inclut souvent celui-ci dans les chiffres du vin rouge. Mais rien que sur les vins de Provence, on peut constater une hausse de 500% des exportations depuis 2015 » explique Camille Lhote. Confirmation également du côté du Cabernet d’Anjou où la hausse des importations s’est établie à 35% en volume entre 2018 et 2019 (+46% en valeur). « Et sur les vins étiquetés ‘Vins de France’ – les vins assemblés de différentes régions, sans AOP – ce chiffre s’établit à +9% ».

 

LE RETOUR EN GRÂCE DU ROSÉ, PHÉNOMÈNE CULTUREL

Une explosion qui ne surprend pas le directeur du Centre de Recherche et d’Expérimentation sur le Vin Rosé, Gilles Masson : « Partout dans le monde et en France, le vin rosé connaît un engouement qui ne cesse de s’amplifier depuis vingt ans ». A la tête d’un Centre créé en 1999 par une poignée de vignerons provençaux visionnaires, il mesure le chemin parcouru : « Le succès du rosé, c’est la rencontre entre, d’une part, un mouvement de spécialisation de certains territoires (essentiellement le terroir provençal), et d’autre part des tendances sociétales qui convergeaient vers la célébration de l’instant présent et du vivre-ensemble. Le vin rosé français s’est alors détaché de l’image légère et bas de gamme qu’on lui avait accolée pendant les deux siècles précédents pour s’orienter vers la qualité et la convivialité ».

 

Retour en grâce donc pour l’antique « French Claret[2] » qui trouverait sur les terrasses ensoleillées d’Australie un territoire propice à l’expression de ses valeurs : la belle saison y dure d’octobre à avril et l’image lumineuse de la Provence et de la « French Riviera » y est particulièrement prisée. « Les australiens consomment le rosé toute la journée, y compris pendant les repas, et il n’y a pas vraiment de différenciation par âge ou par genre. Mais attention : le rosé doit être clair, pas trop sucré » signale Camille Lhote. Une tendance qui va dans le sens des préférences exprimées par les consommateurs internationaux : « En quinze ans, la couleur du vin a été divisée au moins par deux, partout dans le monde », confirme Gilles Masson. « Et au-delà de la couleur, il y a eu un vrai travail effectué sur la vinification pour obtenir un vin plus fin, plus fruité, avec moins de tanins ».

 

LA STRATÉGIE PAYANTE DU « ROSÉ PAR DESTINATION »

Un travail en cave, mais aussi et surtout dans la vigne, puisque des cépages et des terroirs ont été dédiés au rosé dès les années 2000 : aujourd’hui, 88% du vin produit dans les vignes provençales serait du vin rosé, essentiellement dans les départements du Var et des Bouches-du-Rhône (avec les appellations Côte de Provence, Coteaux Varois en Provence et Coteaux d’Aix-en-Provence).

 « Certains vignerons français ont fait le pari de consacrer certaines parcelles au rosé, sortant ainsi du cadre traditionnel qui faisait de celui-ci une production annexe de la vinification du vin rouge[3]. C’est ce qui leur donne aujourd’hui une longueur d’avance par rapport à leurs concurrents italiens, espagnols ou encore sud-africains ». Et les producteurs australiens n’échappent pas à cette règle… d’autant que les récents incendies pourraient encore retarder la production locale. « Là-dessus, on a encore du mal à avoir une évaluation claire de l’impact : 4% des vignobles ont été détruits et de nombreuses récoltes vont être affectées par les dépôts de fumée sur les raisins », témoigne Camille Lhote.

 

Cette stratégie du « rosé par destination » expliquerait donc en partie la prééminence française : « Concrètement, cela signifie qu’aujourd’hui en France, les raisins sont récoltés spécifiquement quelques jours avant les vendanges du rouge, et souvent à la nuit tombée pour favoriser la fraîcheur de la température. Les raisins sont ensuite écrasés dans le pressoir et le jus récupéré pour limiter le temps de mise en contact avec la peau : c’est cette rapidité des opérations qui aura un impact sur la couleur du vin », explique Gilles Masson. Une technique de « pressurage direct » qui confère aux vins de Provence cette qualité reconnue par-delà les frontières et un positionnement prix assumé. « Ce qui distingue le vin rosé français des autres pays, c’est le côté sans sucre, complète Gilles Masson. Aux Etats-Unis, en Allemagne ou dans les pays de l’Est, on trouvera des productions plus sucrées ».

 

POUVOIR D’ACHAT, CROISSANCE… UN MARCHÉ À SURVEILLER

L’Australie semble donc toute désignée pour accueillir les vins rosés français, et des vignerons comme Pierre Brévin, Miraval ou JP Chenet y ont déjà pris de solides positions. « A l’échelle des exportations françaises de vins où elle se situe en 15e position, l’Australie a pris cinq points de croissance en une année, et elle continue de grignoter des parts de marchés à la Nouvelle-Zélande », insiste Camille Lhote.

« Même s’il est parfois oublié du radar traditionnel des exportateurs pour son éloignement géographique, c’est un pays qu’il faut surveiller car sa population de 25 millions d’habitants ne cesse de croître, avec un fort pouvoir d’achat et des habitudes de consommation proches des européens ». Et des tendances comme la biodynamie, le low intervention ou le sans sulfites entrent en résonnance avec les chantiers de la production française : « Pour les années à venir, nous sommes particulièrement concentrés sur les questions environnementales, qu’il s’agisse d’adaptation au changement climatique ou de développement des pratiques agro-écologiques », confirme Gilles Masson.

 

UNE RELATIVE ADAPTATION

Reste alors à proposer un packaging adapté, plus design et moderne que les bouteilles européennes (« des bouteilles comme des flacons de parfum et des étiquettes dans l’air du temps pour se démarquer, avec des capsules à vis » souligne Camille Lhote). Mais aussi une stratégie volume pour couvrir l’ensemble du territoire : là-dessus, les gros distributeurs que sont Dan Murphy’s ou Coles, leaders du retail spécialisé alcool[4] peuvent servir de courroies de transmission, tout comme le segment de l’hôtellerie et de la restauration.

« Mais il faut savoir prendre son temps avec ce marché car les importateurs veulent s’assurer que le produit corresponde bien à la demande locale : entre les formalités réglementaires (dont l’acquittement des droits de douane à 5%, de la taxe sur l’alcool à 29% et de la TVA de 10%) et le shipment qui peut prendre trois mois, on peut s’attendre à un temps de négociation de plusieurs mois », précise Camille Lhote. « Mais une fois engagé, c’est un marché fidèle et stable ; on vient en Australie pour du long terme… ce n’est pas négligeable quand on considère le retard des autres concurrents ».

 

 


[1] Tyrrell’s, De Bortoli, Yellow Tail, Jacob’s Creek (filiale de Pernod Ricard)
[2] Nom donné au vin rosé exporté en Angleterre et dans les pays d’Europe du Nord au XVIIè et XVIIIè siècles. L’origine vient de « clairé », ancien nom donné au rosé en France.
[3] Le rosé était alors produit en récupérant le jus de macération du vin rouge dans la cuve : on nomme celui-ci « rosé de saignée »
[4] En Australie, la vente d’alcool est séparée de l’alimentation