« On est dans une phase presque irréelle où l’on doit tout faire en même temps ! » plaisante Maxime Costilhes, le délégué général de Brasseurs de France, quand on l’interroge sur les grandes tendances du marché de la bière française. « Aujourd’hui, on est à la fois en train d’investir massivement sur l’outil de production pour répondre aux demandes de volume, mais aussi de construire une offre export - en prenant soin de rester ancré dans le marché français – tout en renouvelant l’image et le marketing de la bière à la française… Cela fait pas mal de défis, non ? »

 

 

L’HISTOIRE D’UNE RECONSTRUCTION

Et les défis, le secteur de la bière française en a pris l’habitude… En 1985 on ne recensait plus que 23 brasseries sur le territoire français ; trente-cinq ans plus tard, c’est désormais le premier pays de l’Union Européenne en nombre de micro-brasseries…

« Le marché français de la bière, c’est d’abord un récit de reconstruction », pointe Maxime Costilhes. Et pour cause : après deux guerres mondiales dévastatrices pour les régions brassicoles (qui estampillent la bière comme « boisson de l’ennemi »), les brasseries rescapées essaient de plaire au plus grand nombre en proposant des produits consensuels, légers en goût. « Du coup, on s’est retrouvé avec des consommateurs qui disaient : j’aime la bière ou je n’aime pas la bière… sans différencier les bières les unes des autres ».

 

Le renouveau du marché en France est donc d’abord le renouveau du produit, issu de la production locale des micro-brasseurs « qui avaient envie de faire la bière qu’ils aimaient ». Dans les années 90-2000, l’offre recrée donc sa propre demande… Avec pour résultats : un marché éclaté entre des petites structures de production et des variétés de bières très diverses. « Aujourd’hui, poursuit Maxime Costilhes, il est très difficile de dire ce qu’est une bière ‘à la française’, contrairement aux bières allemandes ou belges. La diversité régionale fait partie de l’identité… et pour l’export c’est peut-être un atout ».

 

UNE BIÈRE « DE TABLE »

Car l’ancrage local et l’aspect niche de certaines bières françaises (acides ou vieillies en barrique) commencent à intéresser certains consommateurs étrangers. En 2019, la France s’est ainsi positionnée 7ème dans le classement des exportateurs de bières, avec 313 millions d’euros de revenu : « Ce n’est pas vraiment une progression car il y a une perte de 9% en valeur par rapport à 2018[1] », tempère Adrien Boussard, référent sectoriel sur les Vins, bières et spiritueux chez Business France, « mais la France progresse sur certaines destinations comme l’Allemagne[2] – qui apprécie ses bières artisanales - ou la Chine[3] ».

 

Confirmation de ce positionnement du côté de Maxime Costilhes : « Grâce à des matières premières agricoles de qualité – notamment l’orge de brasserie - les micro-brasseurs français ont réussi à construire une offre de valeur, loin de la bière plus classique qui reste attachée à certaines productions étrangères. Ils en assument donc le prix plutôt haut de gamme ». D’autant que le profil du consommateur de bière a évolué avec le temps : d’une consommation de travail, plutôt âgée et ancrée dans le monde ouvrier et agricole, la bière est désormais passée à une consommation urbaine CSP+ et quadra, y compris féminine.  D’où des tendances de consommation de niche, parfois low alcohol, voire carrément sans alcool…

 

DES MARCHÉS D’OPPORTUNITÉ EN EUROPE

Au Royaume-Uni, où le modèle traditionnel des « brew pubs » connaît un désamour momentané auprès du jeune public anglais, l’intérêt pour les bières artisanales légèrement alcoolisées pourrait ouvrir un marché aux français : « De quoi inciter les exportateurs à se positionner » insiste Adrien Boussard.

 

De façon générale, l’export opère sur la filière brassicole un effet de curiosité : « Après la phase de réinstallation d’un marché national, on est entré dans une phase d’observation et de test de la demande internationale », invoque Maxime Costilhes. Les exportateurs français avancent notamment sur les marchés de proximité (Belgique, Allemagne, Espagne), avec la contrainte d’une baisse de consommation générale chez ceux-ci… D’où un intérêt pour des marchés plus lointains d’Europe du Nord et de l’Est (Pologne, Finlande), pourvu que l’élasticité prix reste au rendez-vous.

« La bière est un produit difficilement transportable donc, si l’on souhaite exporter loin, il faut accepter d’entrer dans une stratégie moyen terme avec des investissements logistiques. Là-dessus, les brasseurs Saint-Omer ou Champigneulles qui exportent notamment au Royaume-Uni et en Espagne sont plus aguerris que les micro-brasseurs » analyse Maxime Costilhes.

 

L’EXPORT POUR L’AVENIR

Dès lors, pourquoi partir à l’export ? « Pour se diversifier », répond Adrien Boussard qui observe ce besoin chez les brasseurs qu’il accompagne. « Certaines brasseries ont un marché national mais souhaitent explorer une nouvelle demande. Voire produire intégralement pour l’export ». D’autant que la reconstruction d’une image France peut servir le produit : « Les brasseurs français ont compris qu’il fallait avancer sur la reconnaissance de la tradition brassicole française à l’étranger : le phénomène français de micro-brasseries est très particulier » insiste Maxime Costilhes.

Exporter… au cas où ? « A priori, le marché français dans son ensemble n’est pas menacé, rassure Maxime Costilhes, c’est même plutôt un challenge de le servir, vu le déséquilibre offre-demande et la concurrence très forte des bières étrangères[4]. Mais la construction de parts de marché à l’étranger peut être un accélérateur pour certains brasseurs… pourvu qu’ils sachent assurer les volumes ».

 

Un défi « tout-en-même-temps » qui se confirme donc pour la filière : face au marché national et à la concurrence internationale, l’export reste un risque pour les micro-brasseurs mais avec de belles promesses d’avenir pour ceux qui dénicheront leurs marchés d’opportunité.

Reste à trouver, selon la formule de Maxime Costilhes, « la bonne recette pour partir »…

 


[1] Perte attribuée à des baisses de ventes issues de grands groupes vers l’Espagne, premier client en 2018
[2] Progression Allemagne en valeur : de 5,7 millions d’euros en 2017 à 17 millions en 2019
[3] Progression Chine en valeur : de 22,6 millions d’euros en 2017 à 34 millions en 2019
[4] Deuxième importateur mondial derrière les Etats-Unis, la France importe pour 908 millions d’euros de bière, avec trois principaux fournisseurs : Belgique (61% de parts de marché), Pays-Bas (15%), Allemagne (6%)