« Exponentielle », « galopante », « massive », la trajectoire du vieillissement en Asie interpelle par sa soudaineté et sa dynamique explosive à long terme. « En Thaïlande, il a fallu à peine douze ans pour basculer de la notion de ‘pays vieillissant’[1] à celle de ‘pays âgé’[2] », témoigne Estelle David, directrice pays Thaïlande et coordinatrice santé ASEAN Océanie pour Business France. « En Chine on va passer de 250 millions de seniors[3]... à 450 millions en 2050 », renchérit Olivier Dessajan, directeur général de COLISEE Chine. Depuis 2013, ce spécialiste français du « mieux vieillir » s’est installé dans le pays avec l’objectif d’y ouvrir des établissements de santé pour les personnes âgées. Soins, services, expertise gériatrique, hospitality : un modèle à la française qui convainc au-delà des frontières européennes - et pas seulement en Chine. « Chaque semaine, j’ai au moins une demande d’informations sur l’offre française, confirme Estelle David. Essentiellement en Thaïlande mais aussi sur d’autres pays de la zone comme le Vietnam ou la Malaisie ».

 

Dans cette filière qui va de l’équipement domotique à la formation des personnels soignants, des dispositifs médicaux à l’architecture et BTP, les opportunités sont légion et la concurrence encore à la peine. Un « train à prendre maintenant » selon les termes d’Antoine Oustrin, chargé d’affaires export santé pour Business France en Chine, qui alerte sur les besoins immédiats de cette Silver Economy où la France est un leader attendu.

 

 

L’INEXPÉRIENCE FACE AU RISQUE DÉPENDANCE

« Il y a une véritable carence de l’offre locale face à l’enjeu volume représenté », souligne Antoine Oustrin. « Quand ils se trouvent confrontés à des problèmes d’autonomie, les 45 millions de chinois âgés dépendants n’ont pas vraiment d’autres alternatives que des établissements publics de type hospices ou méga-structures de 1000 à 1500 lits ». Même enjeu en Thaïlande où le problème est toutefois inverse : 90% des maisons de retraite ne proposent pas plus de 10 lits, malgré une offre de soins reconnue mondialement (premier hub santé d’Asie, sixième dans le monde). « Les groupes hospitaliers tels que BDMS en Thaïlande, Siloam Hospital en Indonésie ou Vinmec au Vietnam communiquent sur les challenges que représente pour eux la gestion du risque lié à la dépendance : ils ont besoin d’expertises sur le sujet », témoigne Estelle David.

 

Un besoin qui s’amplifie avec l’allongement de l’espérance de vie et la montée corollaire des pathologies du vieillissement (maladies chroniques, cardio-vasculaires, neurologiques, etc.). « La question médicale est le moteur de la recherche de solutions en Chine », confirme Olivier Dessajan. « Les familles souhaitent une prise en charge médicale adaptée pour leur proche, et la vision occidentale qui favorise la rééducation du patient séduit davantage que le seul traitement du handicap ».

 

L’EXPLOSION DE LA DEMANDE SOLVABLE

Au-delà, ce sont les bouleversements démographiques et sociétaux des pays de la zone qui expliquent ce recours à l’hospitality senior : inversion de la pyramide des âges, urbanisation, occidentalisation des mœurs, et même le COVID qui a placé le risque sanitaire au cœur du noyau familial… « En Thaïlande, on peut très bien imaginer des formules où un couple de quadragénaires devant s’absenter quelques semaines prendrait une place en résidence de services pour ses parents », témoigne Estelle David. Une redéfinition du besoin qui transforme le paysage de l’EHPAD vers des formules orientées « maison de retraite » ou « condominium » ou encore « villages communautés », avec la notion de services de proximité au cœur du projet. Un paysage que détaille Olivier Dessajan : « Si l’on prend la population âgée chinoise, on peut considérer que 90% vit au domicile, 7% reçoit des soins de jour dans un établissement, et 3% va en EHPAD. Chez Colisée, nous nous occupons essentiellement de ces 3%, sachant que la majorité des soutiens financiers de l’Etat se destine aux 90% à domicile ».

 

Car l’enjeu financier constitue souvent le nerf de la guerre pour le marché. « Nos premières maisons de retraite étaient ciblées sur le cinq étoiles mais on s’adresse maintenant davantage aux classes moyennes supérieures, avec des offres qui intègrent les soins à domicile », confirme Olivier Dessajan qui vient d’ouvrir un établissement moyenne gamme à Hangzhou, dans l’est du pays. En Chine comme en Thaïlande, ce sont surtout les enfants qui paient pour les soins de leurs parents, faiblement indemnisés à la retraite, et la maturité des épargnants sur le sujet devrait exploser d’ici quatre ou cinq ans. « Il y a une accélération de la demande solvable », confirment Antoine Oustrin et Estelle David qui citent les chiffres vertigineux du vieillissement, notamment dans les centres urbains : 30% de +60 ans en 2040 en Chine, 25% en 2035 pour le triptyque Singapour-Australie-Thaïlande et 14% de plus de 65 ans pour le Vietnam, l’Indonésie et la Malaisie d’ici 2050. Sans compter les besoins de la patientèle étrangère très présente en Thaïlande (+70 000 seniors actuellement) qui constitue une véritable exception thaïlandaise mais également une cible de choix pour les acteurs du marché.

 

UNE FILIÈRE LEADER MAIS HÉTÉROCLITE

L’enjeu global du vieillissement est donc pris au sérieux par les autorités locales et le sujet de la Silver Economy se trouve désormais au cœur de l’agenda de la coopération franco-thaïlandaise. Car, dans ce domaine, la France peut s’enorgueillir de truster les premières places mondiales : outre ORPEA et KORIAN qui occupent respectivement les deuxième et troisième places mondiales de l’offre intégrée (sachant que le leader est une association non-profit américaine), et COLISEE - le quatrième opérateur européen, l’Hexagone dispose également de champions en télémédecine et domotique (LEGRAND, SCHNEIDER ELECTRIC, ORANGE HEALTHCARE) ainsi qu’en dispositifs médicaux (URGO, THUASNE) qui viennent compléter l’offre assurantielle et immobilière (équipements, conception/architecture) déjà bien établie. « Ce qui fait la force du tissu français, au-delà de ses savoir-faire et de sa dynamique ensemblière, c’est sa capacité à transposer son modèle dans d’autres pays : les Japonais et les Américains qui avaient inventé des formules comme les unités Alzheimer ou les unités Montessori senior n’ont jamais réussi à les exporter », analyse Olivier Dessajan.

 

Reste à structurer une filière par nature hétéroclite qui a tendance à fonctionner en ordre dispersé à l’international : « Il est important de se présenter aux donneurs d’ordre avec une solution clé en main », avertit Estelle David. Même son de cloche en Chine : « Il y a la possibilité de collaborer avec les entreprises françaises déjà implantées sur le marché », témoigne Antoine Oustrin, qui co-préside le « Club santé Chine » avec Olivier Dessajan, un espace d’échanges et de visibilité pour les entreprises françaises du secteur, associé à la marque French Healthcare - et dont une section Vieillissement a vu le jour en 2014. « L’occasion de se présenter sous une casquette unifiée auprès des décideurs chinois et de multiplier les chances de décrocher des contrats, comme nous l’avons fait récemment à Canton », confie Olivier Dessajan.

 

IMMOBILIER, ASSURANCES, SANTÉ : L’ÉVENTAIL DES DONNEURS D’ORDRE

Car les donneurs d’ordre de la Silver Economy n’ont pas tous le même profil : si le marché thaïlandais est tiré par les grands groupes hospitaliers et les groupements immobiliers (par exemple les groupes Nirvana et Pruksa ‘PSH’ en Thaïlande ou TAN&TAN Developement en Malaisie), la Silver Economy chinoise vit au diapason des groupes d’assurance et d’immobilier. « Quand nous sommes arrivés en Chine à la fin des années 2000, nous avons cherché un partenaire pour porter les opérations immobilières et nous avons trouvé China Merchants », témoigne Olivier Dessajan. Une dynamique partenariale qui s’impose souvent pour accéder aux différents marchés « même si un investissement à 100% d’un opérateur étranger reste possible en Chine » d’après Antoine Oustrin. « En Thaïlande, les acteurs français peuvent investir à 100% ou prendre un co-investissement ; mais le partenaire local est indispensable pour des formalités comme l’enregistrement des dispositifs médicaux auprès des autorités », signale Estelle David.

 

FORMATION ET RÉGLEMENTATION PARMI LES ENJEUX OPÉRATIONNELS

Un enjeu réglementaire auquel s’est trouvé confronté Colisée à son arrivée en Chine : « Rien n’était formalisé, rien n’était standardisé : il a fallu s’adapter en permanence sachant que chaque administration donnait ses directives. Notre partenaire nous a aidés sur la construction mais nous avons piloté tout le processus opérationnel », se souvient Olivier Dessajan.

 

Parmi ces processus, un enjeu brûlant : le recrutement des effectifs. « Nous avons formé tous nos personnels, docteurs et caregivers, en partant de zéro », confirme-t-il. Une compétence sur laquelle la France crée un vrai différentiateur avec ses concurrents (« les donneurs d’ordre ont conscience qu’ils n’ont pas les compétences en interne et s’appuient sur le consulting et les formations que l’on peut donner »). Sans compter l’autre compétence-phare de l’offre hexagonale qui s’impose à la fois en EHPAD et à domicile : la fourniture de services connectés et la domotique. « Le COVID-19 a accéléré les besoins dans une région déjà très connectée :  l’e-santé a connu une croissance de 20% sur toute l’Asie en 2020 et des services comme l’e-prescription ou la télémédecine ont explosé à Singapour et en Malaisie », témoigne Estelle David.

 

Formation, architecture, équipements, santé connectée… les opportunités sont multiples et immédiates d’amont en aval – « cela peut aller très vite une fois qu’on a trouvé le bon partenaire : moins d’un an », signale Estelle David. Mais attention : « Oui il y a une croissance exponentielle, oui nous avons des compétences remarquables, mais il faut un vrai projet d’entreprise car le marché réclame des investissements » avertit Olivier Dessajan.

 

En Chine, le contexte pandémique n’a pas freiné le rythme du business et la signature d’accords se poursuit, en lien notamment avec les acteurs locaux : « Sur le segment des sciences de la vie en général, nous constatons que les fonds investis, les fonds levés ainsi que le montant des accords transnationaux ont tous été multipliés par deux en Chine en 2020 », confirme Antoine Oustrin. Tandis qu’en ASEAN, les projets se concentrent surtout sur la Thaïlande : « La Thaïlande est à date le gros marché de la Silver Economy dans la zone, même s’il y a aussi du business à Singapour, plus petit en volume, conclut Estelle David. Reste à explorer le potentiel de la Malaisie et du Vietnam qui devraient émerger d’ici quelques années… Il y a définitivement un enjeu long terme sur ces marchés pour l’offre française ».

 


[1] soit au moins 7% de la population âgée de plus de 65 ans
[2] soit au moins 14% de la population âgée de plus de 65 ans
[3] Personnes de plus de 60 ans